Acte Vegas ou La Muette c’est à dire Une Autre Mouette

© Jacques Couzinet

ECRIRE DU THEATRE

« My creative method » serait plutôt du registre accidenté…
Je m’applique à « placer » des voix dans des corps aux déplacements assez lents.
Ces voix sont des agencements ventriloques. Sorte de mises en orbites de soliloques échangistes. 
Plus que le théâtre, c’est le spectacle de la danse contemporaine (ces déplacements de corps) qui m’a donné envie d’écrire « hors livre » (nos livres sont des boîtes).
Pour des corps. Des visages.
« Ma chérie je t’ai fait des phrases trouvées partout » (détournement d’une citation d’Hélène Bessette) pourrait éclairer ce travail d’écriture hors livre. On n’écrit plus pour la page (dans le livre). Les phrases flottent en suspension, s’agglutinent dans des bouches étrangères. Etranges. Ce sont des voix.
Elles sont à la fois fermes et incertaines.
Le schéma narratif  c’est elles qui le trouvent.
Peut-être l’hétérogène de mes livres me préparait à ce passage à l’Acte Vegas (écrire pour le théâtre serait alors une forme de « j’y vais, je ne sais pas où je vais mais j’y vais »).
On peut dire que ce sont de petits accidents biographiques qui m’ont précipitée dans cet exercice « pratique » d’écriture théâtrale où les blocks de prose verticale (voix) sont des couleurs s’articulant selon du chaud et du froid.

COMMENT ANTON DEVIENT UN PHOQUE

© Jacques Couzinet

Ça commence par une traduction, un travail collectif des Ateliers de la Nouvelle BS. 
On part du texte russe, littéral, on confronte les traductions existantes. On déchiffre, on lit.
Sans être informé de ce travail, Geoffrey Coppini me propose quelques semaines plus tard de travailler avec lui (pour lui) à l’écriture d’un acte V de La Mouette.
Le projet me semble si fou que je me sens agitée de mouvements désordonnés comme une femme chassant une guêpe…
Mais je me souviens de Seules la première mise en scène de Geoffrey Coppini. Je m’étais dit que j’aimerais écrire pour lui. Nous nous revoyons. Nous parlons. Il trouve un titre. Me donne des pistes… Je me mets à écrire. Assez vite. Une première ébauche. Les voix se mettent en place. Youness Anzane se joint à nous. Je demande des photos des comédiens choisis que je regarde longuement… Je relis Tchékhov…Meyerhold… les poètes russes…
Le travail commence, son aventure…

PROLOGUE

(Voix of avec bande son bruits d’eau type piscine… la voix décrit, rappelle, tente de situer ou plutôt de raccorder)

Dans le cabaret il y a un bassin avec un phoque.
Les clients lui donnent des morceaux de poisson tranché qu’ils achètent et lui lancent.
Il y a un bruit d’eau assez étrange.
On dirait un bocal.
On est dans un bocal.
Il n’est plus question de lac. Vous vous souvenez ce lac. Ce lac terrible.
Celui-là auprès duquel ce demi vieux au nom allemand (Dorn en allemand, c’est une épine non ?) s’écriait : « Comme ils sont malheureux. Comme ils sont malheureux. Que d’amour… ! ».
Mais ça c’était la version de Duras. Parce qu’à la fin de l’acte I, li-tté-ra-le-ment, ça donnait plutôt « Comme ils sont tous nerveux ! Comme ils sont tous nerveux ! » (2 fois)
« Et que d’amour ! Ô lac enchanteur… etc… »
Adamov restait bien plus prés du texte.
Maintenant, les jeux sont faits, rien ne va plus…
Il y a longtemps qu’à Yalta, Anton ne se détourne plus pour cracher du sang. Il se contente de happer le poisson qu’on lui jette.
Arthur ne hante plus les bars de nuit et Marguerite a définitivement ôté toutes ses bagues.
Nous avons pris pied dans un nouveau siècle où comme le résumera judicieusement un commentateur « Les optimistes pensent que tout est foutu et qu’on finira par manger de la merde, les pessimistes pensent qu’il n’y en aura pas pour tout le monde ».

UN TRIO REVISITE

En 1895, dans une lettre, Tchekhov avait précisé « C’est une comédie avec 3 rôles de femmes et 6 rôles d’hommes. Quatre actes, un paysage (une vue sur un lac) ; beaucoup de discours sur la littérature, peu d’action, cinq tonnes d’amour… »
La seule contrainte étant d’ajouter un acte j’ai décidé de garder une sorte de trio modulable. 
3 survivants : Alias Macha, Alias Trigorine, Alias Nina avec superposition  Alias Macha, Alias Nina, Alias Arkadina (qui intervient comme morte-vivante et dont le fantôme – Hamlet féminin – occupe une sorte de chœur interne, mémoire du spectre féminin revenu de chez les morts comme d’un pays et qui témoigne essentiellement de leur goût pour le sexe. Étrangement Alias Arkadina en zombie femme à barbe apparait plus vivante, plus légère que le trio survivant.

« …Tous les morts se caressent.
Ils parlent et se cajolent.
Sans le moindre problème.
Je t’aime. Moi aussi.
Ça me plait de te prendre dans mes bras.
Tes lèvres sont si belles.
Ta jolie queue.
Et le bout de tes seins.
Plus de lui ni d’elle.
Tous le font avec tous
Un incessant va et vient
Fréquents changements 
Embouchés pénétrés
Toutes avec toutes
Ils le font. Ils respirent
Pas d’hésitation
Aucune déperdition

Je dessus toi dessous
Suce-moi les bouts… »

« Le passé ? Il passe »… C’est la contrevérité sur laquelle semble reposer l’existence des personnages. 
Déplacé depuis la fin du XIXe siècle pour être « repiqués » (au sens végétal) dans un hypothétique XXIe siècle, le trio Trigorine-Macha-Nina a subi une sorte de morphing et se livre dans des monologues croisés à un exercice de survie dispersive. 
Un curieux lien (laisse ?) attache les personnages les uns aux autres…
On les retrouve dans une boîte de nuit un peu avant l’aube, après le striptease d’une aveugle (en lever de rideau) et avant le lancement de « l’année de la Russie »…
Sous la caricature de certaines pratiques relevant de l’industrie culturelle ces 3 morts vivants poursuivent un parcours où s’articule corps social et vie privée.
Alias Macha a fui son mari et le cadavre de l’amour Treplev pour devenir danseuse et lesbienne

« Je me souviens
On travaillait dans le lit d’une rivière
On le dévalait. On charriait des pierres.
On avait transporté de vieux matelas
On les entassait en tas, très haut.
Il fallait escalader les matelas.
Je ne savais rien de la célébration
Je sais seulement comment je ne suis pas morte… »

Alias Trigorine écrivain n’est pas parvenu à se défaire du regard d’Alias Nina qui nourrit à son égard un sentiment très proche de la haine.

« Mais où est donc passé le panier de prunes très sucrées ?
Quand l’amour s’installe dans le cœur il faut le mettre dehors.
Encore ce discours imbécile.
Quand l’amour vient se poser sur les femmes les femmes sont des steaks.
Et les mouches y pondent… »

Mais elle précise

« Je ne veux plus jouer mais être
Cette nuit n’est pas un épisode »

Cette nuit en effet ne sera pas un épisode mais le théâtre d’un acte.
Celui du meurtre d’Alias Trigorine.
Comme dans La Mouette, à l’issue d’une pièce dans la pièce (ici ridicule performance d’un jeune poète avant-gardiste mettant en liste dans sa Muette les didascalies de Tchekhov) un cadavre sera servi à la comédie – cadavre annoncé prémonitoirement par Alias Trigorine.

« C’est très simple : quand on tue, tous répondent.
Un seul tue (lui ou un autre, parfois une) et c’est tout le groupe qui plonge ses couteaux dans le corps qui perd son sang. »

Comme dans La Mouette il est aussi question de littérature.
Alias Trigorine :

« En art comme aux échecs, le cavalier, le fils, se rattache au grand père ou à l’oncle.
Il doit sauter le domaine du père en remontant soit en droite ligne soit en diagonale.
Pourquoi Stanislavski a fait jouer à Meyerhold le rôle de Treplev ?
Pourquoi Meyerhold a quitté sa femme pour Zinaïda Raïkh , l’actrice qui couchait avec Essenine ? 
Et qu’est-ce que le petit pâtre écolo Essenine était allé foutre entre les cuisses d’Isadora Duncan ?
A y regarder de prés, son roman lyrique serait plus feuilletonnesque que le mien ?
Les cuisses d’Isadora plus musclées que celles d’Arkadina ?
Lui plus Bambi que moi ?... »

Il est aussi question d’amour. Comment le faire. Avec quoi. 
Entre fuir et se laisser domestiquer, quelle alternative ?
Habiter un corps c’est quoi ? Un siècle dure combien ? Une histoire finit quand elle a cessé pour celui qui la vit ou se poursuit seule ? Comment passer du XIXe au XXIe siècle ?

« Tout contenu amoureux étant défini comme l’intestin grêle de l’art, nous avons consommé la mort comme la mort du futur »

s’écriait Alias Trigorine dans une réplique que l’auteur de Acte Vegas prendra soin de retirer du manuscrit…

 

La mise en scène est de Geoffrey Coppini, Last Cie.
Le texte a fait l'objet d'une commande du festival ActOral.
avec Youness Anzane (dramaturge), Thierry Thieû Niang (chorégraphes), Marion Abeille, Arnaud Aldigé, Maude Buinoud et Lou Colombani.
Le texte de Acte Vegas a été publié en feuilleton sur le site Poezibao sous le titre Le retour d’Arkadina.