Liliane Giraudon
Introduire une véritable étrangeté dans l’objet du poème

Entretien réalisé par écrit avec Michaël Batalla, directeur du Centre international de poésie Marseille, mars 2021.

Les notes sont de M.B.

Michaël Batalla. Dans un entretien à Bernard Plasse[1] que vous aviez donné en 2006 Jean-Jacques Viton et toi, au moment où Hubert Colas prenait progressivement la responsabilité éditoriale de la revue If, vous filez tous les deux la comparaison de chaque numéro à l’armement d’un navire, avec cargaison et traversée ; et tu dis : « pas un seul voyage sans étranger ». La beauté de la formule m’a frappé. Ce serait peut-être une bonne chose, pour commencer, de revenir sur le sens qu’elle avait à l’époque pour toi.

Liliane Giraudon : Cette place nécessaire qui devait être faite à « l’étranger », elle avait en quelque sorte déjà été le socle de la revue Banana Split[2], cette revue fanzine qui avait précédé If et où il ne s’agissait pas uniquement de faire place à des auteurs de langues étrangères mais aussi à d’introduire une véritable étrangeté dans l’objet du poème, son usage… Fin des années 70, la poésie qui nous intéressait se faisait plutôt sur beau papier et à tirage limité. Orange Export[3] par exemple. Dans le choix de la banane, il y avait quelque chose de ce qu’à Marseille on appelle « un doigt d’honneur », ce désir d’échapper à un « ton poétik », ce haut voltage apparemment dénoncé (dans l’attaque du lyrique) mais autrement rétabli… If, avec sa référence résolument marseillaise voulait (de manière cryptée) prolonger ça.

L’étymologie du mot étranger signifie un dehors et l’acte de sortir. Je crois qu’on voulait « sortir », échapper. Sortir d’une pratique poétique désignée « blanche » comme du statut nettoyage chic des « techniciens de surface »[4] aussi brillants soient-ils (aujourd’hui ce vocabulaire sonne vraiment de manière curieusement tragi-comique mais je dis ça peut-être parce qu’il se trouve que je suis une femme et que je n’oublie pas que la poésie française a été une des poésies les plus misogynes qui soient).

Sortir, tenter de s’écarter en tous cas de la poésie comme asile et lieu réservé. Avec ses luttes intestines et ses chefs de rayon. Pour parler vite et avec le recul je peux dire que le climat poétique était résolument blanc et masculin avec un goût prononcé pour les langues dominantes, cette « conversation transatlantique »[5] qui bien sûr a été salubre et passionnante mais qui pourrait un jour s’interroger politiquement à l’éclairage d’un post colonialisme…

L’étranger n’est pas qu’une histoire de langue. De translation avec trace de cette « épreuve de l’étranger »[6]. Il s’agit de corps étrangers, étranges, différents. Faire cette expérience-là à travers ce qui entre dans la pratique de ce qu’on appelle plus largement la poésie. Il se trouve que If fonctionnait en parallèle des ateliers de traduction de La Nouvelle BS[7] qui étaient accueillis dans les structures du Cipm. Au moment de l’atelier avec Nanni Balestrini, une rupture a eu lieu et nous n’avions plus de port d’attache. Par l’intermédiaire de Laurent Cauwet et des éditions al dante, Hubert Colas nous a ouvert les portes du Centre Montévidéo. Ce déplacement n’a pas été anodin (ni sans doute le fait qu’il se soit agi des travaux d’un poète comme Nanni Balestrini, dont l’engagement politique n’était pas une posture). Une autre forme de « sortie », de déplacement, d’épreuve de l’étranger car le travail du poème se trouvait confronté à d’autres travaux. D’autres corpus… D’autres manières d’habiter un corps, une langue.

Quand nous avons décidé d’arrêter If, il nous a semblé évident que les clefs devaient être remises à celui qui nous avait si généreusement hébergés. C’est curieux mais depuis que j’essaie de répondre à cette question j’ai deux trucs qui me trottent en tête ; une phrase de Bernard Noël, lue il y a quelques jours (à propos de la Commune[8] je crois) « Toute notre tradition culturelle est une tradition de propriétaires » et une anecdote un peu comique : quand on était petits, on nous faisait tirer la langue pour voir l’état de santé de notre corps. Si notre langue était trop blanche c’est que quelque chose n’allait pas… je me dis que ces deux petites histoires pourraient aussi bien servir de comptine en réponse à ta question.

M.B. : J’aime bien les comptines et les jeux de répétition qu’elles inventent. Les étrangetés du langage amusent naturellement les enfants. Alors rester enfant ou devenir propriétaire ? Mais je m’égare sans doute… Tu tires un fameux portrait de la poésie française des années 70-90 : blanche ; propriétaire de la langue bien que sous domination de l’anglo-américain ; misogyne, donc masculine, plus encore qu’ailleurs. Le poète que je suis devenu avait 2 ans (premier poème publié en 1999) quand en 2001, les éditions Stock ont édité l’anthologie Poésie en France depuis 1960, 29 femmes qu’Henri Deluy et toi vous aviez composée, parallèlement au travail des revues. De manière plus générale, y a-t-il un lien entre ce travail des revues et l’émergence des femmes qui sont aujourd’hui devenues beaucoup plus présentes qu’à l’époque dans le paysage poétique et qui ont largement contribué à renouveler les formes contemporaines d’écriture ?

L.G. : Rester enfant est impossible. Déjà ne pas flinguer l’enfant qu’on a été mais parvenir à le prendre sur ses genoux pour l’écouter me semble difficile. Et puis en général et parfois même sans le savoir on dresse la plupart des enfants à devenir propriétaire non ? Bien sûr que le portrait que je tire est violent. Et que tu utilises le verbe « tirer » n’est sans doute pas un hasard. L’économie interne de la poésie n’est pas un bain tiède. Il y règne des clans et la compétition et les coups n’ont rien à envier au monde du sport… Pour ce qui est du transatlantique je n’ai pas voulu dire que la poésie française se trouvait sous la domination franco-américaine ! (j’ai trouvé formidables les apports de Pound, Stein, Reznikoff, William Carlos William, Zukofsky, Antin…) simplement j’aimerais voir éclairé autrement l’axe des langues français/américain, cette alliance, ce mariage échangiste entre justement des langues « dominantes »… En Amérique latine et ailleurs, à la même époque il se passait beaucoup de choses passionnantes et en partie ignorées. Bien sûr, en disant ça je frôle la posture de l’idiote mais ça peut éclairer politiquement le décor non ?

Pour ce qui est de la place des femmes une simple observation objective de l’état des lieux suffit. Quand au début des années 90 j’ai entrepris de faire une anthologie uniquement composée de femmes ça a été un tollé. J’avais pourtant bien pris soin de la cosigner avec Henri Deluy, et c’était chez Stock, dans une collection codirigée par Jacques Roubaud (il faut que je précise que les deux m’ont soutenue comme ils m’avaient soutenue lorsque j’avais proposé un numéro spécial d’Action Poétique sur les Trobairitz[9]..). Des pressions incroyables ont été faites sur les poétesses que j’avais contactées, il ne fallait pas participer à cette anthologie, la langue n’était pas sexuée… blablabla… on m’a rapporté une anecdote incroyable. Au cours d’un dîner, un des jeunes poètes prometteur de l’époque avait renversé une carafe d’eau sur la tête d’une poétesse qui avait accepté d’être dans cette anthologie. C’est ce détail, sa violence comique, qui m’a d’ailleurs incitée à mettre en exergue de notre introduction cette phrase de Genet « Les actrices sont priées, comme disent les grecs, de ne pas poser leur con sur la table ».

Depuis, et suite à pas mal de combats, beaucoup de choses ont bougé dans le corps social et évidemment les effets se sont aussi fait sentir dans le champ poétique où les femmes peu à peu trouvent leur place et déplacent les lignes. Le numéro 64 de La revue des revues[10] a rendu compte du travail et du rôle des femmes revuistes, réparant en partie leur effacement. Mais quand on voit la représentation des femmes dans la sacro-sainte collection poche Gallimard on a envie de parodier Sade « Français, encore un effort ! »… Et parce que comme le disait Maurice Roche (qui n’était pas une femme mais qui me semble aujourd’hui un peu trop effacé) « Il faut cracher dans la soupe pour lui donner du goût », ici et en complément une petite histoire qui m’a beaucoup fait rire l’autre soir au téléphone. Une vieille poétesse (ma génération) me faisait remarquer que certains de nos amis avaient bien fait de mourir car si « Me too » débarquait au rayon poésie, ça risquait de déboulonner des statues. Bref, la poésie est bien dans le réel (comme le cinéma) et pour prolonger le sujet on pourra cet automne se procurer aux éditions de l’Arche une anthologie de « Lettres à une jeune poétesse » (toutes rédigées par des femmes et à l’initiative d’Aurélie Olivier) qui je crois dégagera un nouveau spectre[11].

M.B. : La poésie est dans le réel, oui ; et il est d’ailleurs assez curieux qu’il faille le dire comme ça ; qu’il y ait en quelque sorte besoin de « l’affirmer », comme s’il ne s’agissait pas d’une évidence mais d’une thèse sujette à caution. Or il est bien sûr évident que le rapport des minorités dominantes aux autres minorités – pas forcément plus minoritaires – est en gros le même ici que partout ailleurs… Mais revenons à la revue If qui fête son 50ème numéro, ce qui n’est pas rien pour une revue ! On peut observer en couverture un changement et une constante, dont il serait sans doute plus exact de dire qu’elle est une constance. D’abord seul dans son étrangeté – If – le nom de la revue s’est en effet augmenté d’un sous-titre très pluriel, « les arts et les écritures contemporaines », en lieu et place de l’implicite « poésie » qui pour autant s’était tenue absente de tout sous-titre… D’un autre côté, ce qui n’a pas changé c’est la présence régulière et équilibrée des femmes dans les sommaires. De quel œil vois-tu ces évolutions ?

Que la poésie soit dans le réel c’est surtout évident pour les poètes, comme la présence dans nos corps de nos bouches et de nos oreilles. Et cette langue dont le poème traite. Sa mémoire. Mais il semble bien que son caractère « réservé » ait la peau dure sans parler de tous les malentendus qu’elle traîne après elle. La poésie est inséparable d’une certaine ringardise pour la plupart des gens que je rencontre en dehors du « milieu ». Un jour un jeune musicien m’a simplement dit : « c’est mort » ; et ça m’a beaucoup troublée… Dans son énonciation, la formule « je suis écrivain » ne sonne pas comme « je suis poète ». Et si je mets ça au féminin ça renforce encore le saugrenu. En ce qui me concerne je préfère dire que « j’écris » et noyer le truc. Pourtant je suis convaincue de l’importance d’écrire , dans cet espace intenable. Et tenter de s’y tenir. Ce trou. Car la poésie fait trou. Ou nœud. Je dis ça un peu vite mais oui. Un trou ou un nœud. Un trou et un nœud. Sa consistance. Sa constance comme tu dis, mot qui dans le vocabulaire du sentiment amoureux signifiait la persévérance autrement dit une forme de fidélité. On peut dire que dans la composition de nos If (au titre aussi intraduisible que l’avait été Banana Split) nous avons eu constamment en tête cette question ou ce problème ; la constance du poème dans ses formes et ses apparitions. Comment le traquer. Naviguer avec. Sous le fanion If, en couverture simplement le nom des intervenants.

Remettre les clefs du rafiot à Hubert Colas c’était savoir qu’un autre type de navigation s’opèrerait.  Jouer la carte d’une extension du domaine de la lutte…

If donc est devenue une revue « des arts et des écritures contemporaines » qui s’est appareillée d’un plateau comme surface d’intervention (actoral). Je persiste à penser (je ne parle que pour moi bien sûr) que la poésie a tout à y gagner car c’est sa vitalité, son pouvoir de survivance qui la fait se déplacer à travers des formes neuves. Ce travail du trou et du nœud. Pour ce qui est des femmes, je viens d’en compter 6 dans le sommaire du numéro 49 que j’ai là, sous mon coude. Sur 12 interventions il y a 6 femmes dans l’équipage. Je me dis que certains hommes doivent commencer à s’inquiéter… et pour continuer à filer la métaphore navigante, je ne peux m’empêcher de rêver aux fantômes d’une Anne Bonny ou d’une Mary Read[12]

[1] Profession revuiste, Liliane Giraudon et Jean-Jacques Viton s’entretiennent avec Bernard Plasse, in L. Giraudon, J.-J. Viton, B. Plasse, Vous mettrez ça sur la note, éditions Diem Perdidi, 2009. Consultable en ligne sur www.lilianegiraudon.com.

[2] Créée et dirigée par Liliane Giraudon et Jean-Jacques Viton, Banana Split a connu 27 livraisons entre février 1980 et décembre 1990. La revue a marqué son époque à la fois par la rupture qu’elle opérait avec le fétichisme éditorial de la poésie imprimée, offrant par son graphisme et ses moyens de production rudimentaires une perception très élémentaire du poème. Parmi les plus exploratoires de la période, Banana Split a ouvert son sommaire à un nombre considérable d’auteurs et d’autrices provenant d’univers poétiques et nationaux très variés, provoquant ainsi des rencontres, voir des chocs, tout à fait inédits.

[3] Les éditions Flammarion viennent de rééditer Emmanuel Hocquard, Raquel, Orange Export Ltd, 1969-1986. Le volume rassemble l’intégralité des publications des éditions Orange Export Ltd., tel qu’Emmanuel Hocquard l’avait conçu pour sa première édition en 1986. La nouvelle préface de Stéphane Baquey situe cette incontournable aventure éditoriale dans l’histoire littéraire contemporaine.

[4] L’expression circule dans la poésie contemporaine, où « surface » se rapporte souvent à « page ». On la trouve notamment dans Le Livre des Cabanes de Jean-Marie Gleize, (Seuil, Fiction et Cie, 2015), au chapitre 14, « Notre méthode ».

[5] Allusion à la passionnante étude d’Abigail Lang, parue en janvier 2021 aux Presses du réel : La conversation transatlantiqueLes échanges franco-américains en poésie depuis 1968.

[6] Le livre d’Antoine Berman, L’épreuve de l’étranger, Culture et traduction dans l'Allemagne romantique, a depuis sa parution aux éditions Gallimard en 1984, considérablement marqué la réflexion autour des pratiques de la traduction.

[7] Les comptoirs de la Nouvelle BS, ateliers de traduction collective qui réunissaient deux fois par an une équipe de poètes et de traducteurs autour de l’œuvre d’un auteur étranger, se sont déroulés entre 2000 et 2007, d’abord au Cipm puis à Montévidéo. Ils ont produit des versions françaises des œuvres, notamment, de Christine Lavant (Autriche), Ingeborg Bachmann (Autriche), Federico Garcia Lorca (Espagne), Nanni Balestrini (Italie), Adilia Lopes (Portugal), Margret Kreidl (Autriche), Andrea Raos (Italie), Tom Raworth (Irlande), Carpanin Marimoutou (Île de la Réunion), Ryoko Sekiguchi (Japon), Nelson Ascher (Brésil).

[8] Bernard Noël, Dictionnaire de la Commune, Fernand Hazan, Paris, 1971.

[9] À lire : Liliane Giraudon, « Les troubadours étaient aussi des femmes », in Action Poétique n°75, Es Trobairitz, Les femmes dans la lyrique occitane, septembre 1978.

[10] La revue des revues, Histoire et actualités des revues, n°64, Femmes en revues, Ent’revues, octobre 2020.

[11] Ces lettres, dont celle de Liliane Giraudon, ont été écrites à l’invitation de l’association Littérature, etc. le 26 septembre 2020, au sein du festival Extra! organisé au Centre Pompidou. Le recueil des 17 « Lettres à une jeune poétesse » paraîtra aux éditions de l’Arche en septembre 2021.

[12] Anne Bonny et Mary Read sont les deux plus célèbres femmes pirates du début du XVIIIè siècle.