ACTION REVUISTE

Ça commence en 1980 avec Banana Split (Jean-Jacques Viton). Entretemps, Action Poétique (Henri Deluy et son comité) puis IF, puis La gazette des jockeys camouflés (13 numéros en 2013 chez feu Bazar éditions, consultables sur ici)

C’est quoi lire un texte, rabattre des textes, les faire traduire ? Relire. Fabriquer un sommaire. Ecouter, traquer (une chasse sans territoire).

L’aventure des revues traversées, fabriquées, est pour moi inséparable de l’amour d’une certaine littérature. Inséparable aussi du fait d’écrire.

Dans mes livres, je dois beaucoup à ces exercices de lecture latérale. Certains dégraissent et forent le littéral. En font leur fromage. Moi, c’est le latéral. Une lecture latérale (cf. Aby Warburg).

Faire une revue signifie avant tout lire. Ses contemporains. Les étrangers. Le proche (dessous) comme le lointain. Se confronter à ce que Berman appelait « l’épreuve de l’étranger ».

Monter un texte, le stocker dans un sommaire selon des règles de voisinage qui permettront un maximum de jeu tout en lui gardant une entière autonomie, c’est déjà entreprendre un acte de translation. Lire avec un dictionnaire et sans trop comprendre une traduction de traduction c’est avancer dans le noir, le cœur battant. Autres manières de lirécrire.

On traque. On rabat, c’est comme du gibier mais sans territoire. On provoque des déplacements, des ruptures. De petits accidents. On découvre, on se déplace. On s’amuse, on s’emmerde (les paquets, la poste, les épreuves, les lettres de refus…). On se pose des questions vitales (Format, typo, choix d’un titre…). Il y a la correspondance, les échanges, les rencontres.

Très vite la formule d’Haroldo de Campos s’éclaire, devient un protocole. A défaut d’un prolétariat international on travaillera à un poétariat international

On est moins seul(e).

On a tenu à distance ce « je » trop présent quand on écrit. On s’est souvenu de la leçon de Benjamin.

On saisit un peu mieux ce que c’est qu’un lieu d’expérimentation. Un travail à la marge,  dans les marges. Au noir.

On défait du territoire. Change d’habit. On n’embaume pas (surtout pas anthologie), on ajuste des pièces et on regarde. Puis on passe à un autre moteur, qu’on lâche, comme un jouet sur un bassin.

On apprend à trouver un sens au déchet. A ne pas croire savoir, mais apprendre.

Une aventure vitale. Beaucoup de visages rencontrés, des voix, des corps.

C’est un plan sécant. Une coupe. Une tranche de cake. Des voix inaudibles. . Un apprentissage de la lecture. Un incessant comment lire/écrire.

Ça peut devenir une forme de drogue (manière d’habiter le temps).

Quand ça cesse ça manque. On se gratte là où ça n’est plus. La nuit, on rêve qu’on en fait une autre, la dernière. Cette fois on est seul(e) et on fait tout, comme Karl Kraus. On se réveille en pleurant parce que quelqu’un a tout déchiré.

Pour moi, je peux le dire, ça reste inséparable de ce que j’ai écrit comme de ce que je continue à écrire. C’est par le travail de « revuiste », (cette « pratique ») que j’ai appris à travailler à l’intérieur de ma propre langue comme un étranger. Son et sens. En opposition ouverte à une normalisation mécanique des expériences.

Sans Banana Split, Action poétique, If et Les jockeys camouflés je n’écrirais pas le livre que je suis en train d’écrire.

Liliane Giraudon (Marseille mars 2015)