Écriredessiner

Bernard Plasse : Je trouverais intéressant de revenir sur l’entretien “que fait le dessin” publié en 2005 dans le catalogue Les Marseillaises édité par le VAC, Ventabren Art Contemporain sous la direction de Julien Blaine. Xavier Girard y introduit ton travail et te pose vingt deux questions sur ta pratique du dessin dans les marges du travail d’écriture.

Jean-Jacques Viton : On pourrait reprendre ces questions qui étaient assez étonnantes et tu pourrais tenter d’y répondre avec quelques variations…

Liliane Giraudon : Pourquoi pas… Il faudrait alors redonner les réponses et y introduire comme en contrebande des variations. Une manière de fictionner ce que j’appelle écriredessiner.

© Alexandre Roche

Xavier Girard : Dans tes dessins que fait le crayon ?

LG : Avant d’être tenu, il est choisi. La main est une petite pince assez molle reliée au corps, c’est elle qui tient le crayon. La main corrige l’œil, elle le barre et le répare. Graphite ou couleur. Mais le noir est une couleur. Le crayon n’est pas la plume. Il glisse sans pouvoir griffer. Ne gratte pas. On peut sucer le crayon, mordre un peu le bois, mouiller la mine quand elle est en couleur. Mais le crayon est un mot pour dessiner, une sorte d’outil général. L’important serait de penser cet outil, cet objet qui prolonge la main. On peut aussi rêver les doigts comme outil. Peindre ou dessiner avec les doigts (vieux rêve enfantin).

XG : Que fait le corps ?

LG : Le corps est là. C’est lui qui envoie les signaux, guide la main ou plutôt transmet des flux. Parfois je suis un corps sans tête, ce sont mes exercices d’autodécollation. La tête doit être déposée à côté du cahier avant de dessiner dans le cahier. Peut-être s’agit-il de retrouver son corps. Ou habiter un corps ancien, perdu. Imaginaire. Le modèle extérieur n’existe pas. Je ne copie pas (encore que copier a quelque chose de fascinant. Comme Gertrude Stein je crois au dupliqué. On ne répète pas un dupliqué. Ce qu’il faut c’est penser la différence entre répéter et dupliquer. Stein dit-elle parle de littérature mais ça peut s’appliquer au écriredessiner - “vous ne pouvez répéter un dupliqué, vous pouvez dupliquer”…). Je suis un objet intérieur. Je le suis dans le sens de suivre mais aussi dans celui d’être c’est-à-dire habiter. Je deviens moi-même un autre corps.

XG : Que fait le noir ?

LG : Le noir trace. Il est profond. Très lisse aussi, souvent le plus luisant. Il suinte. Griffonne en buisson. S’étale. Si le noir est si présent c’est sans doute parce qu’à l’origine il y a le texte. On écrit noir sur blanc. Et mon écriredessiner, ce petit concept commodément bricolé insiste sur le passage d’une pratique à l’autre. On peut dire que c’est un dispositif. Une manière peut-être de sortir du livre (ou d’y pénétrer autrement puisque je voudrais que mes dessins soient lus comme du texte)

XG : Que fait l’image ?

LG : L’image est morte. Ce qui la couvre ou l’enveloppe, la ranime. L’image est enterrée. Elle est comme le poisson pêché qui pense à l’eau, tant qu’il le peut. Ici il faudrait que je parle de ces corps découpés, généralement nus et sans visage, tous prélevés dans des magazines et qui aliment mes collages. Ils sont l’image à enluminer. Il y a aussi les gravures que j’utilise comme des fonds et que je sature. Mais l’image est souvent un corps ou un morceau de corps. Certains corps ouvrent une doublure fantômale. Ils fonctionnent par séries.

XG : Que fait le sexe ?

LG : Le sexe serre. C’est une corde. Serrer la corde. Manger la corde. Sans doute se pose la grande énigme du sexe dans ses rapports à l’art. Je dois avouer que ma réponse et cette histoire de corde m’est aujourd’hui (3 ans plus tard) totalement opaque. Je ne saisis plus ce que je voulais dire. Peut-être la difficulté de répondre. Mais la corde peut être déchiffrée comme une ligne, celle qu’on trace. Ce vieux travail en somme entre pulsion de vie et pulsion de mort. Et manger la corde serait avaler la question.

XG : Que fait le bouclier ?

LG : Le bouclier n’est qu’une légende. Un nom donné à une série de dessins sans objet. Mais la plupart des boucliers ont été exécutés dans la peur, quand pour moi le siècle semblait mauvais ou la constellation malveillante trop présente. C’est vrai que le mot bouclier a une forte connotation. Il a servi à légender une série de dessins à l’encre pour laquelle j’avais été dans l’obligation d’acquérir une grosse loupe. L’extrémité de la plume c’était un peu comme une aiguille et je brodais, noir sur blanc. Avec une application maniaque. Aucune figuration dans ces condensations et ces déplacements. Mais une fois publiés dans un livre de proses (Greffe de spectres, P.O.L, 2006) et bien que détournés par de fausses légendes qui fonctionnent en vis-à-vis aussi comme des titres ou des descriptions (je voulais que ce soit le texte qui illustre le dessin et non l’inverse) ces dessins apparaissent comme de véritables petits boucliers portables.

XG : Que fait la peau ?

LG : La peau c’est le papier. On peut y écriredessiner. Oui, la peau c’est le papier. Dans le sens où quelqu’un a pu dire “vous n’aurez pas notre peau, elle est dans nos livres”. Mais ici peut-être j’introduirais aujourd’hui cette notion de plaisir dont on parle trop peu. Le papier comme la peau donne accès au plaisir. A une des formes de la jouissance. C’est un vrai pervers polymorphe…

XG : Que fait la mort ?

LG : La mort travaille sous nos yeux. Inséparée de la vie Pascal a raison “le dernier acte est sanglant” et il ajoute de manière superbe “on jette la terre sur la tête et en voilà pour jamais”. La formule “en voilà pour jamais” j’en rêve depuis qu’enfant je l’ai lue ou plutôt entendue dans la bouche d’une nonne qui nous lisait Pascal à l’étude du soir… Dessiner accompagne le travail de la mort, brode son linge le plus intime, mais dessiner me semble un acte plus vivant, plus vivace que celui d’écrire. Sans doute parce que je ne sais pas dessiner et que ça me semble une véritable critique en acte doublée d’un sabotage… Une entreprise de sabotage, quelque chose comme ça, de très violent et de secret… Faire quelque chose qu’on ne sait pas faire. Pour laquelle on n’est pas doué. Pas du tout. Y aller pourtant. Parce que justement aucune stratégie raisonnable n’a été suffisante pour empêcher la chose, c’est peut être ça qui est intéressant. Qu’il faudrait se donner la peine d’interroger.

XG : Que fait l’écriture ?

LG : L’écriture poursuit. Elle poursuit en moi sans moi. Claudel parlait d’hémorragie du sens… Certains morceaux écrits, phrases, bribes de paragraphes… sont enfouis sous la plupart des dessins, ils fonctionnent comme de petites mines à retardement… pas pour les dessins mais pour les livres à venir. Quand je dessine l’écriture se tait. Le travail d’écrire est suspendu (une diète qui nettoie). Les voix du dessus cèdent la place à celles du dessous. Montent des champs de tension (ceux qui ne sont pas destinés à trouver un apaisement)… S’opèrent alors des séries de dénivelés… Il faudrait développer cette histoire de voix du dessus et de voix du dessous. Ces dénivelés. Mais pour la mise au silence de l’écriture, j’en serais moins sûre aujourd’hui. Je dirais plutôt qu’elle se trouve suspendue. Ou en apnée. Dessiner serait alors une manière de réarmer l’écriture (comme on le disait pour un appareil photo).

XG : Que fait la couleur ?

LG : Dessiner comme écrire ou traduire se fait dos à la couleur. La couleur est immobile. C’est elle qui maintient le dessin en état d’agitation. La couleur c’est la grandeur sexuelle, celle dont tout le monde rêve. Un lancé non retombé du “Coup de dés”… Tout est permis… Dans mes rêves les plus bienheureux, j’ai les mains dans des bassines de couleur et j’y teins du linge. Certains crayons je n’ai fait que les tailler, jusqu’à disparition. D’autres m’ont servi à remplir mes carnets de ponctuation, des carnets emplis de points, virgules, parenthèses, points d’interrogation ou d’exclamation… Ce qui m’intrigue c’est que lorsque j’entends le mot “couleur” j’exclus le noir et le blanc c’est-à-dire l’écriture et ce qu’on appelle le dessin. Exactement comme on le faisait pour la photo. Il y a la photo couleur d’un côté et la photo noir et blanc de l’autre. Alors qu’il n’est question que d’espace et de temps. Comment on l’occupe. Comment on le traverse.

XG : Que fait le collage ?

LG : Le collage déplace. C’est aussi un cadrage d’espace, une découpe. On prélève et on dépose. Je préfère le mot collure. Comme la composition rend le livre “livre”, la collure a à voir avec la composition. On monte un livre après l’avoir tourné avec les yeux. Structure flottante, c’est “Une-Forme-De-Vie”. Peut-être faudrait-il ajouter que le collage, à l’origine, je l’ai pratiqué tout à fait accidentellement, j’allais dire innocemment. Parce que je voulais fixer dans mes carnets certains éléments récoltés à droite et à gauche. Et je voulais les localiser dans le texte. Le contexte. Véritable acte de “littérature arrêtée” au sens où l’entend Denis Roche. Dans un premier temps, c’était simplement les pièces de documents liés à une pratique de l’autobiographie. Pour ne pas qu’ils tombent du

XG : Que fait l’insomnie ?

LG : L’insomnie peut faire le dessin. Et le dessin défaire l’insomnie. Mais le dessin sert aussi à lutter contre le sommeil. Beaucoup de dessins de la série les yeux fermés (où je dessinais au lit les yeux fermés, dans de petits carnets) ont été fabriqués pour repousser le sommeil, par peur du sommeil trop rapide. Le problème du sommeil ou plutôt le sujet “sommeil” est capital. Je m’étonne qu’il soit si peu abordé lorsqu’on demande aux artistes de parler de leur travail… Cette autre vie dans notre vie. Cette articulation. L’état de non sommeil est-il la veille ? Tous deux sont les composantes d’un même temps. Tous deux sont les conditions de la possibilité de cette “littégraphie”. J’aime dormir parce que j’aime basculer. Descendre. Et il y a le rêve. Très proche du dessin. De l’acte de dessiner. Il y a une phrase de Voltaire que j’ai mis des années à comprendre “Celui qui vit un crayon à la main dort”. On pourrait aussi la renverser. Le dormeur est un rêveur. Au siècle dernier, Freud est venu nous confirmer le travail du rêve…

XG : Que fait l’ennui ?

LG : L’ennui recule. Parfois il avance encore plus prés. Il apprend. Il nous apprend.

XG : Que fait le temps ?

LG : Le temps est un grand maître. C’est lui qui remplit ma malle de cahiers. Sans lui je ne fais rien. C’est encore lui qui, aidé du soleil, efface la couverture de mes livres. Papier ou peau, il dessine plus vite que les meilleurs. Encore une citation : Céline considérait le temps comme une matière plus précieuse que le diamant. Je suis allée voir au Centre Pompidou la rétrospective de Louise Bourgeois qui est une artiste dont le travail m’a toujours passionnée. Le temps, dans la perception du déroulement des œuvres fonctionne vraiment comme un révélateur. C’est hallucinant. Les derniers dessins exécutés en 2007 (elle a prés de 97 ans) éclairent magnifiquement ceux qu’elle faisait en 1947…

XG : Que fait la beauté ?

LG : Elle bouge. Elle est partout. Je l’ai vue hier, dans le cadavre d’un bébé chauve-souris. Son nez plissé comme les pétales minuscules d’une fleur. La structure des ailes, ce noir, le dessin des pattes, le gris délicat du ventre.

XG : Que fait le papier ?

LG : LG : Le papier est vivant. Il respire, s’efface. Je découvre des papiers au cours de mes voyages. Par exemple au Vietnam celui, fabriqué à partir d’un palmier sauvage et qui ressemble à du maïs. Les feuilles se ramollissent dans l’eau sans se décomposer. De la bile de poisson mélangée à l’encre rendait les dessins ineffaçables. Mais ce que j’aime c’est l’usage. L’usager. Au Tibet j’ai fait une série de dessins sur des morceaux de papier qui avaient servi à plier des morceaux de yack. En chine, j’ai écrit de petites proses sur des carrés de papier qui enveloppaient les fruits que je mangeais. Je suis encore plus amoureuse du papier depuis que je dessine sur mon ordinateur (chaque jour un ange. J’en ai une cohorte, tous légendés). Ils n’existent que sur écran. En couleurs élémentaires et comme découpés. Je les envoie à mes amis… Il semblerait que le dessin à l’ordinateur (avec un logiciel très élémentaire sans doute utilisé pour les enfants) ait combiné la pratique du collage à celle du coloriage. Mais en déréalisant le corps (le mien et celui des anges). On peut manger les couleurs (Van Gogh), renifler la colle, se tailler les veines aux ciseaux ou découper les poissons rouges avec (La comtesse de Ségur) quand on est dans le support papier. Rien à voir avec le coupé collé du traitement de texte ou l’exercice de logiciel.

XG : Que fait le voyage ?

LG : Comme la collure, il déplace. Ouvre. Permet de flotter en fixant. Mes carnets sont mes cabanes, mes petites yourtes. Écriredessiner sous des langues parfaitement étrangères comme respirer autre (pas autrement, autre). VoirEcouter en un seul mot. Faire du corps une petite machine enregistreuse. Fabrique de ce que j’appelle des cavaliers d’air ou des cavaliers d’eau, c’est-à-dire des séries de dessins qui sont jetés dans l’air d’un lieu précis ou bien dans l’eau, lac ou fleuve parfois simple rivière. Cette pratique aux allures païennes date d’un ancien voyage au Tibet. Dans un autre carnet, sont parfois consignés les lieux où sont jetés les dessins exécutés sur place… Le voyage fait aussi ce que fait la maladie quand elle est vécue comme une expérience mystique profane. Mais pour que les choses soient bien claires je voudrais ajouter cette phrase prise dans la bouche d’un personnage de Beckett “et n’allez pas penser qu’on soit assez con pour croire qu’on aime voyager”. Le non-voyage serait d’ailleurs aussi intéressant à analyser. Aujourd’hui pour moi, sortir dans la rue c’est déjà un voyage… Mais disons : il y a eu voyages. J’ai des valises et des stocks accumulés. On puise dedans ou pas. On travaille et on regarde.

XG : Que fait la nuit ?

LG : Il y a deux ans, durant un séjour en Islande (je voulais marcher, vraiment marcher sur la ligne du cercle polaire que je traçais en bleu sur les cartes que je décalquais à l’école, cette diagonale du fou) j’ai découvert et expérimenté la non-nuit. Chaque nonnuit, à minuit, je m’installais pour écrire une page du carnet de Reykjavik et j’attendais la nuit qui ne venait pas. J’écrivais et lisais ces formidables récits en prose que sont les sagas. Dormais l’après midi. L’absence de nuit, cette soustraction m’a encore renforcée dans mon amour nécessaire de la nuit. Les dessins à la plume sont plus dans la nuit que les autres. J’ai écrit il y a plus de vingt ans un petit roman épistolaire qui s’appele La nuit (P.O.L, 1985)… La nuit était le nom d’une boîte de nuit. C’était en quelque sorte le ressort du livre. J’aime bien imaginer mes dessins dans des boîtes. Chacun d’eux est une sorte de boîte qui a quelque chose à voir avec la nuit.

XG : Que fait le combat ?

LG : Il terrasse. Finit par mettre en terre. Mais demeure inséparable de l’acte de VivrÉcrireDessiner. Parce qu’on n’écrit pas ce qu’on ÉcritDessine mais on est là pour le faire, entre mémoire et agitation. Inséparable de la mémoire (tout ce qui nous précède comme nos contemporain, inclus dans cette mémoire où l’oubli aussi travaille, efface, répète ou trahit) les formes les plus anciennes ajoutées au lieu le plus actif de ce qu’on peut appeler le renouvellement formel… ça peut déboucher sur des objets ratés. Fabriquer de l’échec. Mais demeure dans le corps un état de condensation (toute l’énergie stockée). Je pense souvent à l’ancien programme si prémonitoire du concept de “Poésie élargie” dont parlait Novalis. Mais peut-être que le combat “écrire” est plus opaque. Quand on écrit, ce qui est devant soi est opaque. Ce qui est convoqué est opaque. Alors que dans dessiner il y a une sorte de hors-temps. Une a-chronologie. On tombe. On se jette…

XG : Que fait la bête ?

On a parlé du sommeil des bêtes. De la qualité, la profondeur de ce sommeil là. Une sorte d’état. Un abrutissement… L’exécution de certains boucliers, la répétition du geste sous la loupe, ce noir en boucles et pointes posées m’abrutit. Développe un état obsessionnel où la fatigue enferme la tête, invalide la pensée. J’ai souvent rêvé aux Travaux des Dames, ce qu’en disait Djuna Barnes, cette intensité, fabrique d’absence, de disparition, une énigme de la totale présence autorisant la fuite (dans les contes de fées ce qui rend invisible). Un “ne plus être là”. Là où la loi vous assignait… La destruction systématique des bêtes, leur domestication , est-ce que je peux dire sans être obscène que cette simple idée parfois me ronge. Le rang des bêtes n’est pas pour moi lié à une chute mais à un être au monde autre. Rien de plus bouleversant que les traces laissées par les animaux (griffures sur les troncs d’arbres, empreintes dans le lit des rivières…). Relire Pascal mais à l’envers, en le renversant.

XG : Que fait la solitude ?

LG : La solitude est un cadeau. Un don. Souvent inséparable d’une sorte d’exercice de concentration où écriredessiner devient un vêtement ouvert-fermé. On est dans le monde et séparé. Mes cahiers-carnets sont mes cabanes. Petites yourtes j’y écrisdessine. Avant je disais “j’écris dans des trous”. Un être là tout en faire autre chose et le faire furieusement, dans une concentration extrême. Il y a dans les lettres d’Emily Dickinson des choses magnifiques à ce sujet.

XG : Que fait l’enfant ?

LG : Il dort. L’enfant dort. Heureusement, s’il s’éveillait il se sentirait ici comme un renard dans un magasin de fourrures.