Liliane Giraudon : L’amour à mort (Une femme morte n’écrit pas)

Jean-Philippe Cazier / 29 juin 2023 / diacritik.com

Avec Une femme morte n’écrit pas, Liliane Giraudon s’affirme elle-même vivante : elle écrit, elle n’est pas morte. Le livre affirme la vie mais cette affirmation advient par contraste avec la mort évoquée : si j’écris parce que je ne suis pas morte, c’est que ma vie est vécue et pensée sur fond de mort, une mort déjà là, présente.

De fait, le livre est hanté par la mort, celle d’autres que soi, celle qui m’habite et finira bien par m’emporter. Cette présence accrue de la mort est liée à la mort d’êtres aimés, d’un être aimé, maintenant mort, mais aussi à la maladie (cancer) qui se répète, recommence, insiste dans le corps et donc dans l’esprit (« un sein après l’autre / ce crabe est délicat / pixel méditation cancer trois »). Elle est également liée au vieillissement, à la dégradation continue du corps, irrémédiable – un mourir continu qui détruit graduellement les fonctions du corps et de l’esprit, les formes du corps, ses harmonies, ses facultés, les capacités de l’esprit (« bientôt tu ne seras plus / qu’une vieille bouffonne »).

Ainsi, la mort et le mourir hantent littéralement le livre. Au hasard : « partout le poème moisit » ; « avant de descendre / au bloc […] / tu te dis / regarde les / regarde les bien / comme si c’était / la dernière fois » ; « cette douleur dans la mâchoire » ; « le monde vivant s’éloigne » ; « plus jamais / tu ne lèveras les yeux sur moi » ; « excavation des tumeurs / comme du poème » ; « la poupée / que tu berces / si tendrement / n’est qu’un tas / de merde » ; etc. Le texte devient un lieu habité par la mort, le mourir, ceux-ci s’affirmant comme le point de vue à l’intérieur duquel le texte s’écrit et existe. La mort et le mourir envahissent tout : le rapport à soi, le rapport aux autres, le rapport au monde (« ciel et terre forment un seul corps / en destruction »), le rapport à l’écriture et au poème qui apparaissent comme les réceptacles de cette mort. Celle-ci, de ce fait, devient universelle, n’est plus uniquement la mort de telle personne ou sa propre mort annoncée, elle définit le principe de ce qui est, la force qui hante tout ce qui existe et le voue à la destruction, à la décomposition, à l’effacement définitif et total (« partout autour de nous / de la charognerie »). Et, d’un point de vue personnel, la mort habite ce corps, qui est chair et organisme se décomposant, se détruisant, comme elle habite l’esprit qui est souvenir de ce qui n’est plus, présence de l’absence, désir irréalisable d’une vie encore à deux.

Le texte n’est pas seulement ce qui accueille le souvenir, ce qui dit la dégradation continue, la maladie. La mort et le mourir constituent le livre, sémantiquement, grammaticalement, syntaxiquement. Celui-ci est écrit selon son propre déchirement, selon sa propre décomposition. Les textes de Liliane Giraudon sont comme des textes déchirés, un tissu volontairement dégradé qui, de fait, n’est plus un tissu (selon la vieille métaphore du texte), n’est plus un logos harmonieusement disposé sur une page blanche : le blanc se révolte et envahit la page, les phrases deviennent des syntagmes juxtaposés, laissant le champ libre à l’asignifiance, l’harmonie est abandonnée au profit d’une juxtaposition chaotique de segments hétérogènes, le texte devient un agencement d’images, d’échos, de répétitions sonores, de thématiques déplacées et proliférantes, etc. Le texte est pris dans le devenir de sa propre disparition, de sa propre destruction. Il est lui-même, en lui-même, le processus de son anéantissement, une forme indissociable de sa propre déformation, comme un mourir là aussi à l’œuvre : textes en ruine, livres en lambeaux. La littérature est alors ce qui accueille ou subit l’universelle mort, la force universelle du mourir qui fait que ma mort devient impersonnelle, la mort de n’importe qui (« corps broyés rejoignant / tous les autres »).

Une femme morte n’écrit pas exclut évidemment un binarisme si tranché et facile entre vie et mort. La mort n’y est pas simplement l’autre de la vie. Ce que fait Liliane Giraudon, c’est penser le lien, le mélange, l’intrication entre vie et mort, l’un n’étant pas séparable de l’autre, bien que l’un ne soit pas identique à l’autre. Pour l’auteure, la synthèse est et demeure disjonctive, pour le dire avec Gilles Deleuze, vie et mort formant un agencement complexe et dynamique. Si le livre, le texte n’existent qu’en s’écroulant, ils existent justement en s’écroulant, malgré l’écroulement, lui résistant, ou encore dans l’écroulement, la disparition du texte, son déchirement étant la condition d’apparition et d’existence du texte (« retrouver le poème en le perdant »). Si la phrase laisse la place au syntagme, au fragment, à l’image, c’est que le syntagme, le fragment, l’image ne peuvent apparaître que dans l’effacement de la phrase, dans son déchirement, sa destruction. La ruine est en même temps monument, pour le dire, cette fois, avec Jacques Dupin.

De même, la destruction du corps apparaît liée à une vitalité du corps qui persiste malgré la destruction, qui écrit encore, qui dessine encore – qui persiste à l’intérieur de la destruction du corps, par cette destruction. Cette dégradation lente, ce mourir à l’œuvre sont également des processus vitaux, destructeurs et créateurs, les signes d’un devenir du corps qui échappe à l’organisme ou au Sujet et entraîne dans des métamorphoses inédites, involontaires. Même la maladie, la mort, de ce point de vue, relèvent d’un vitalisme (on pensera à « Une charogne », de Baudelaire), même le mourir est un mouvement de la vie, des devenirs (« grosse et vieille / tu l’es devenue » ; « comme le cancer le poème travaille »).

De même encore, l’évocation des morts, du mort, s’accompagne de leur vie, du souvenir de leur vie : le passé devient présent, le transperce, le traverse et l’habite, le hante (ce qui s’est passé « au siècle dernier » revient sous la forme d’un présent vivant, encore vivace) ; par le souvenir, la vie se répète et persiste, déplacée mais présente sous une autre forme (déformée, vivante) de la présence et de la vie. L’évocation des morts, du mort, rend possible leur présence actuelle en tant que disparus, en tant que morts vivant désormais de leur vie de fantômes. De fait, dans le livre, à un certain moment, un fantôme parle, sa voix est mise en scène. Comme parlent les voix des auteurs et autrices, des artistes, des personnes qui sont convoquées et dont les voix mortes (à côté des voix de quelques personnes vivantes) construisent aussi le texte. Les morts ne sont pas de l’autre côté de la vie, ils l’habitent, littéralement, et en permettent, justement, la vie actuelle : celle de la pensée, du corps, du texte, du monde (« je parle à mes morts / et des morts me parlent »). Dans le livre, le logos laisse place à une hantologie : un discours peuplé de spectres, un discours qui en est à peine un, laissant flotter des énoncés fragmentaires, spectraux, prononcés par des voix mortes pourtant vivantes.

On trouverait facilement dans le livre les éléments qui permettraient de le ranger dans la catégorie de l’autobiographie, et en un sens, Une femme morte n’écrit pas relève d’une sorte d’autobiographie, un texte de soi sur soi. Pourtant, le soi dont il s’agit ici est fragmenté, fissuré, mobile, emporté par les mouvements de la mort et de la vie. Un soi défini par l’ensemble des passions et affects qu’il subit et qui sans cesse le défont et le construisent. Un soi constitué des autres qui l’habitent et parlent en lui, avec lui, avec elle : un soi qui implique toujours autre chose que soi, d’autres que soi, un soi aussi à partir de l’autre. Un soi pluriel, changeant, devenant (« devenir d’un je sans moi »), sans définition autre que le changement, le devenir incessant. Tous ces Je coexistent à travers le livre (jeune fille, vieille femme, malade, non malade, avec son amour, ayant perdu son amour, etc.), se juxtaposent, apparaissent et disparaissent, se font écho. Le soi est en soi un fantôme, une réalité inexistante constituée de bribes, de fragments, d’instants, d’une temporalité chaotique.

Le livre de Liliane Giraudon est une sorte d’anti-autobiographie, cette dernière étant impossible à cause de la nature du soi, de la vie qui le traverse et le façonne, de la vie et de la mort qui le font et le défont sans cesse – l’autobiographie étant peut-être en elle-même un point de vue à partir de la seule mort dans la mesure où elle viserait à fixer des distinctions, des identités, des narrations cohérentes (ce qui relève davantage d’un régime policier du discours que de la poésie). Une femme morte n’écrit pas serait sans doute l’inverse de l’autobiographie au sens habituel, il s’agirait d’un discours de soi sur soi mais qui fuit dans tous les sens, ou bien d’un texte peut-être autobiographique si on entend par là un texte de la vie sur elle-même, où c’est la vie elle-même qui écrit sur soi et donc sur l’impossibilité d’écrire sur soi (« L’histoire de ma vie n’existe pas. Ça n’existe pas. Il n’y a jamais de centre. Pas de chemin, pas de ligne. Il y a de vastes endroits où l’on fait croire qu’il y avait quelqu’un, ce n’est pas vrai il n’y avait personne », écrivait Marguerite Duras). Il est évident, dans ces conditions, que le logos n’est plus possible, que devient au contraire possible le seul poème, la poésie : « fabriquer oui du poème imbitable / pas plus de schéma / narratif / que comptable / l’intrigue sans ».

Dans ce livre, Liliane Giraudon retrouve l’espace mallarméen qu’elle ne cesse de développer et de radicaliser, l’ouvrant à d’autres dimensions, l’ouvrant encore plus au dynamisme de la synthèse disjonctive de la vie et de la mort. La verticalité acquiert la même importance que l’horizontalité, cette dernière étant sans cesse perturbée, mise en crise comme l’est le sens, la linéarité de la phrase et du texte liée au sens. Les significations bégayent, se troublent, sont niées par des juxtapositions étranges, des dérives soudaines, des sauts, des ruptures syntaxiques, lexicales, thématiques – sont niées en même temps que relancées, dérivant à l’intérieur de relations inédites, de rapprochements sidérants (le texte devient le corps cancéreux ; le corps devient littéralement un texte lisible ; l’intérieur et l’extérieur ne cessent de basculer l’un dans l’autre, de se dire l’un l’autre ; etc.). L’écriture est faite désorientée, se fait désorientée. La page elle-même est divisée en deux parties, en deux ensembles textuels qui ne se recoupent pas, qui ne se répondent pas, qui ne s’harmonisent pas. Et les pages écrites sont juxtaposées à des pages dessinées sans que le lien ne soit établi, sans qu’il s’agisse d’illustration ou de commentaire : juxtaposition entre deux réalités qui peuvent autant se nier l’une l’autre que se prolonger l’une dans l’autre, se faire écho. Dans tout cela, là encore, la destruction est à l’œuvre, l’effacement, le déchirement, autant que la vie, le flux vital qui est le texte et l’écriture et qui ne se distingue pas de cette destruction du texte.

L’acharnement à écrire, à écrire encore et malgré tout, serait le signe le plus évidemment vital de ce livre, l’acharnement à penser, à fabriquer, à dessiner. L’acharnement à le faire avec une telle intelligence. Ce qui est tout autant un signe vital, le signe d’une vie qui continue et s’étend, est également l’acharnement politique, le désir politique présent dans ce livre : désir d’une création collective (« ce qui est beau au théâtre / c’est que c’est une entreprise collective »), désir d’une écriture qui soit celle d’un On impersonnel, constitué de toutes les voix possibles – toutes ses voix, les voix du Je pluriel, et celles des autres, des vivants et des morts qui dessinent les contours d’une communauté poétique et politique. Ce désir est un désir politique, indissociablement politique et poétique. Un autre désir (ou le même), un autre acharnement contre les oppressions, les massacres de la vie opérés par le pouvoir, par exemple par le pouvoir masculin qui est un pouvoir de mort, seulement de mort. Il s’agit de résister à cette mort-là (« au lieu de subir on attaque »), de résister en continuant à vivre et à dire et à écrire et à refuser la mort politique qui n’est justement que mort, négation de la vie, négation des devenirs, négation de la synthèse disjonctive vie-mort qui est créatrice, vitale. A propos de cette mort liée au pouvoir, contre elle, le poème, au nom de la vie, ne peut qu’appeler à la destruction : « le monde des garçons-filles / et des filles-garçons […] / qu’ils se dressent / déferlent et détruisent / cette mort / au travail dans le monde / ici je veux parler / de ce féroce / chancre / appelé capitalisme ».

Liliane Giraudon, Une femme morte n’écrit pas, Les presses du réel/Al Dante, mai 2023, 80 p., 17 €