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Pour Jean Tortel

« que pétale soit masculin je ne peux m’y faire »
Jean Tortel (Rature des jours)

 

contrepoint double renversable 
n’est pas contrepoint réversible 
spéculairement votre toux 
s’améliore merdique oiseau
regardez comme il file
quelque chose de cru
enveloppé de plumes
il y avait quelqu’un
dessous (c’était moi)
épaule nue fientée
tu lisais Khlebnikov
au soleil entre herbe
et nuages tout prés
de l’ail sauvage (renoncules)
un œil posé dans le livre
où plus rien ne glapit
hennissement c’est terminé
prépuce des pivoines
une rimbaldienne miction
qui se préoccupe aujourd’hui
d’une épaule épisodiquement
rurale (n’avait pas à être nue)

 

soleil que l’air remue
impossible de prévoir
le fienteur invisible
son chant à saveur omnivore
vieille peau souillée
blancs filaments verts
dans le kleenex qui l’essuie
rire haut du pissenlit à tes pieds
jaune pur comme autrefois
une minable expérience
bucolico-lyrique ce % ajouté
pertinentes et variables citations
entre azur et minuscule merde
une décalcomanie délicate
tu n’avais pas (à ton âge)
te dénuder ainsi
(à l’abri des regards)
comme traîner la nuit
lumière des bars
boissons trop dures
pour une femme

 

si peu et seule
dans sa chambre elle
dit qu’elle a peur
tout ce silence
pas venir se plaindre
rencontres mauvaises
autres périls
autrement périlleux
que l’oiseau (sa fiente)
surexister oui
avant l’après
et votre toux ce tabac
mais vous comment faites vous
écrire et gagner de l’argent
écrire pour des prunes
payée au lance-pierre
perdue récupérée
célestement menacée

 

projetant bestialité
reçue-donnée un
(hyperstressée je vous l’accorde)
les déviances c’est leur spécialité
ce menu quotidien quoique muet
c’est ma faute très grande
faute un demi siècle
pour effacer sa honte
faux mouvement d’ailes
porté par le vent déchets
multiplication des dépôts
un sais-sachant-savoir
singulière semence
comme cet orgelet soigné
par l’anneau d’or
un jour ouvert n’est pas
ouvrable le soir descend
silence on est mort
et hop ! on se lève
toutes les dorures
sont fermentées
l’invalide sommeille
attente du coït
tout est rongé oh ! non

 

il caille le lait dans l’assiette
puisque le soleil tourne
recommence ton vieil happening
sanglant impossible désormais
je-nous trois à Venise
en vapeurs le matin (beauté du vaporetto)
redistribue à chacun sa propre hérésie
perfusion placebo autant se purger soi-même
lié à tous les vivants par une vieille chaîne
frère-sœur deux accidentés
désaccord intra-utérin
côte à côte une poche
séparés deux sardines
se disputant l’espace liquide
gateau placenta aujourd’hui
morceau de terre entre
rhône et durance
les œufs doubles se jettent
plus néfastes que les clairs
trésor ou décharge
notre destin hermétique
séparés fourmillant sous fumée
féminine la mère fécondée
trois fois ne gardant
que la première portée hop !

 

hop ! basse-cour ou manœuvres
illicites féminins saignements
sous les tiges laminaires
parc des gémissements
demain l’été s’éteindra
dans un bal au village
le tissu de sa robe
c’était bien microfilm
jusqu’à ce soir où elle
me parle (j’entends sa voix)
deux ans après sa mort
didascalies posthumes
biscuit de l’air sa voix
me tourmente sa musique
comme un mot puisqu’un
mot me tourmente
en réserve du réel
forme de réponse
une part de tarte rouge
c’est bon c’est bon
on finira par la fermer
tout ralentit kleenex oiseau 
nuages renoncules 
scène cassée

 

tirer sur les horloges
comme en 1930
je le ferais volontiers
mais aucun retour
dans l’or du temps
un stoppage évite
l’immobilité vibratoire
ce qu’on nomme catastrophe
un accident de lumière
et les dessins qui en résultent
travail froid mis à dégivrer
on affectionne parfois
cet inconscient optique
qui digère avec lenteur
les anciennes manœuvres
un effet de pellicule ultra fine
essuyée sur le ventre
d’un moi-enfant congédié
le poème sans épithète
intérieur de son support 
c’est ce qui perturbe
invitation soudaine
à partager l’orgeat celui-là
porte l’amande dans son nom
mais il n’est pas russe
champ d’agitation le poème
découpe une histoire interne
Mandelstam arménien
philipine au cœur du poème
regarder le ciel dans une flaque
n’est pas une pratique neuve
assurance pourtant On — est
vivant On — se souvient 

 

ce que nous désignons par
timidité – une angoisse du cœur
à la vue des forces mises là
pour vous anéantir cette impulsion
vers le soleil et les astres
comme s’emparer d’un souvenir
tel qu’il surgit à l’instant du danger
par exemple ce paysage nocturne
au lever de la lune semblable
à celui 21 heures 08 le 13 juillet
un rayonnement ce qui en est
le cercueil Ne m’attend pas ce soir
car la nuit sera noire et blanche
une approche désemparée cette
réduction du temps de pose
plus il y a de certitude objective
moins il y a d’intériorité
venez demain je préparerai
de la polenta graine de maïs 
si chère aux âmes indiennes
Montezuma changeait de vêtement
quatre fois par jour endossant
quatre costumes différents
entièrement neufs plus jamais
portés silence mort pourrissement
des arbres si le poids du passé
vaut bien le volume présumé
de l’avenir je ferai à nouveau le voyage

 

rejouer n’est pas interpréter
dada anartistique mais terriblement
cultivé comment pouvait-on y pénétrer
le poème n’est pas un corps
à peine une chambre
ce matin une carte de Rome
ce n’est pas nanni B mais catherine W
nanni appellera trois jours
plus tard cette fois de Paris
savais-tu que Brecht et Benjamin
réunis au Lavandou en 1931
y parlaient de Kafka
toi qui nages aux Lecques
et m’envoies des texto
qui ici ne passent pas
souviens toi de Lucrèce
par la verge de Vulcain
souviens toi de Lucrèce
d’une femme tracée on n’essuie pas
les traces organiser sur une carte
l’espace d’une vie – chambres traversées
carnets remplis mais aussi les tombes
il faut réduire les anciens morts
pour y ranger les plus frais
la mémoire interne c’est la mémoire
vivante c’est elle qui active
le véritable cœur des livres

 

tant d’années à vouloir
écrire un véritable livre
aussi vivant que ces fleurs
d’acacia qui tombent en grappes
cette odeur imprononçable
le livre tu peux le renifler
c’est tout autre chose
quelque chose à voir
entre mensonges blancs
et blancs mangers
le présent est un faux présent
du passé reproduit incessant
une circulation clandestine
passé-futur pas plus là
qu’ici rembobiné perplexe
ce qui barre l’avenir
tous ces simulacres
dessins photogéniques
cette série de singes renouvelés
parmi lesquels on distingue
seulement deux albinos
les fleurs tu peux les cuire
en beignets pas les livres
idem pour les pommes ou raisins
rouges et blancs ceux de Séraphine
Séraphine Louis de Senlis
admirable boniche folle
peintresse hors classe parvenant
à troubler le grand Picasso

 

mais revenons à Lucrèce
pas elle violée par le fils de Tarquin
mais lui (Titus Lucrecius Carus)
et pour cela l’utilisation de la logique
(un peu d’esprit logique) suffira
ce prophétisme sans annonce
du livre VI celui où le fléau
de l’épidémie souffle ravage et mort
entre les hommes et les troupeaux
incessamment renouvelée aujourd’hui 
cette cruauté au cœur de l’espèce
j’ai connu un transformiste
qui était dans sa pratique
beaucoup plus radical
que vos collègues créateurs
ceux là concentraient toute leur énergie
sur l’engendrement syntaxique
rythmique d’une nouvelle langue
tandis que la recherche
du procédé de production 
était la grande préoccupation
une partie du monde périssait
froidement exploitée par une autre
cela avait à voir avec le droit
celui de changer une diphtongue
en voyelles ou d’autres procédés
touchant jusqu’à pincer la chair de chaque
quand chaque est un puis deux
plusieurs fois une en chaque

 

cela donne autant de servitude 
que de soupes renversées 
brûlantes au fond des bouches
pénétration progressive de la pensée  
quand l’obscène devient mauvais présage
cartographie sur écran plat
la féroce cochonnerie 
traitement de base des données 
agrémentée d’ordures
clairement montrées 
horizontalisation des surveillances
biométrie traçabilité
tout le monde regarde tout
le monde mon dieu 
que le monde est joli !
invalide moi ? j’inventerais 
le ciel son ombre délicate 
organiserais des dîners 
finissant en partouzes
fist-fucking interdit aux dames 
tous les fisters sont althussériens 
(fermer le poing est délicat)
puisque comme au théâtre
celui qui trompe est plus juste
que celui qui ne trompe pas 
qui est trompé connaît beaucoup
plus que qui n’est pas trompé
le spectateur n’est pas un horizon
mais plutôt un destin toute scène
un laboratoire de violence
ce poème par exemple écrit
au jour le jour une non disposition
du temps prolétaire quand
le présent traverse un faux présent
suite de fictions momentanées

 

ici ou là le corps disposé
en nature morte comme 
celui de l’acteur en accessoire
je suis une poète intermittente
et sans doute intempestive
réclamée par personne
j’essuie mon verre après avoir bu
dans une autre vie je serai barmaid
juré c’est promis je doublerai
tes doses de Jack Daniel
et nous fumerons des Craven A
avec notre éditeur chéri
et toi ce sera ta vodka bien-aimée
que je ferai venir par caisses de Moscou
hier les feuilles de menthe fraîche
dans le rhum frappé donnaient à
la nuit pradine une allure cubaine
en buvant je songeais au clinamen
déclinaison des atomes ajouté au caractère
tragique de Lucrèce qui selon saint Jérôme
se tua dans sa quarantième année
simple mystère d’une vie cachée
Lucrèce disciple ou simple passeur
traducteur et consommateur d’Epicure
crachant sur la moralité quand
elle ne produit aucun plaisir

 

en six chants lointain rival d’Empédocle
désignant le corps et le vide comme des choses
le vide condition première et mouvement 
tandis que le vent ce corps aveugle
aujourd’hui encore traverse et bouscule
l’acacia sous lequel j’écris
tout l’espace inférieur il tombe
sur le pré à tout instant et en tout lieu
toute espèce d’image est à notre disposition
si je ferme les yeux le monde s’arrête
lignes du poème comme dessin délicat
du feuillage la concordance des fautes
prouve que tous ces manuscrits procèdent
d’un même archétype xxx indique une lacune
*** un passage corrompu les archaïsmes comme
les variantes orthographiques ont été conservés
la ponctuation du texte latin correspond
à une habitude moderne toi-même un jour
ou l’autre tu voudras nous quitter vaincu
par les paroles terribles des devins
seul le jour monte il traverse la rue
sans se préoccuper du vacarme 
que font les mouettes savais-tu que Giono
pour traduire Melville se déguisait en marin

 

aujourd’hui au café de Lacoste on vous sert
une soupe au pistou exécrable je voulais partir
à Berlin je me suis retrouvée à Cavaillon
Sébastien m’y a  livré une histoire
de traduction fallacieuse reposant en fait
sur une forme de censure César n’aurait pas dit 
« toi aussi mon fils » mais « toi aussi fils de pute »
quand on vit à Marseille on saisit mieux l’erreur 
comme la véritable fonction de Brutus
le tu quoque je le resservirais bien à un type d’ici
en attendant je lui garde un chien de ma chienne
« pour un bazar c’est un bazar » voilà une citation
comme « c’est à crever » en somme du pareil
au même je reprendrai la formule quand
je n’aurai plus rien à dire sur la question
Albumblatt ou feuille d’album
est une petite pièce instrumentale
de caractère intime dédiée à un ami
ou à un maître il n’est pas précisé
s’il doit être vivant ou mort
Jean Tortel est vivant
il vit dans ses livres
ses livres sont sa semence 
la poésie à chaque pas qu’elle fait 
se dépouille d’une peau dont s’affublent
en rampant les mauvais adhérents
tout ce que je dis sera vrai dans l’autre monde 

 

2008/2009