Mes dessins sont mes dessous

(tentative d’explication)

 « Notre doute est notre passion et notre passion notre tâche »  J.L Godard

1 Si le poème est le genre de l’agitation

On le sait. Le poème est à la fois la forme littéraire la plus ancienne et le lieu le plus actif du renouvellement formel. Si la poésie est un « état » dont le poème serait l’action, la poésie ne se sépare pas de l’action c'est-à-dire d’un travail d’agitation au sens où on agiterait un bocal, où on le secouerait. Le bocal serait le lieu le plus avancé du langage, un local d’expérimentation.

Sur la page le poème se voit.

La coupe, la distribution des blancs et pour parler vite, l’ensemble des éléments visuels en témoignent, ils découpent, hachurent la ligne, introduisent dans la page une scansion de partition.

Le silence s’introduit dans l’énoncé et organise l’écriture comme diction.

Le poème s’entend autrement. Il « sonne » poème (il résonne et il renoue là peut-être avec l’archaïque initial du chant).

Ici, une petite citation de JC Bailly à qui ces remarques préliminaires doivent beaucoup : « Lire un poème est aussi difficile que le traduire ».

2 Ouvrir le poème à la contagion

 Dans mon travail d’écriture, j’ai très tôt opté pour la posture suivante : ouvrir la poème à la contagion de la prose. Il faut entendre par prose une chose qui n’existe pas, de nature étymologiquement ectoplasmique (ektos dehors + plasma façonné). Cette prose du monde. Dedans. Dehors.

Non pas sauver le poème dans la traversée de la prose (le sauver au sens chimique) mais avancer en essayant de lui maintenir la tête sous l’eau. Tester son état de résistance, de survie, d’adaptation voire de dissolution. Comme on disait dans les années 70, un change de forme. Et l’eau du bain en état d’agitation. Ne pas craindre d’y porter les mains. S’y laver les dents. Travailler une phrase, un paragraphe, se poser des questions de format, de corps de la lettre, de circulation visuelle (distribution des empreintes, traces sur la page) c’est laisser ouverte la menace, répondre en quelque sorte à la violence du monde. Travail du Faire et du Défaire.  Réponse du tourment par un autre. Plus de ligne ni de chemin. Plutôt une série de virages très ouverts où se succède du paysage tranché. On n’a pas le temps de voir. On a peur.

 3 Le texte est dans le livre comme la parole dans la bouche et la bouche dans le visage

 L’objectif ? Rester vivante. Dans un état de réceptivité suffisante.  C’est alors qu’interviennent, finissent par intervenir toutes ces petites saloperies accumulées dans les marges, au dos des pages (faux schémas, taches, ratures, gribouillis, dessins. Strapasser déclare le dictionnaire…(dessiner à la hâte et sans correction). Dans ce mixe de forme et d’informe s’articule ce que j’appelle « EcrireDessiner ». Faire un livre, dos au mur. Sortir du livre. Par exemple « La banque des titres » Méditer sur un titre qui restera seul. Suspendu. Imaginer dans l’ombre, les yeux fermés, son tournage. Puis laisser tomber. Il rejoint la banque, une liste ouverte, où s’accumulent les titres en attente. A disposition. Qui le veut se sert. Prend. (C’est gratuit).

Très tôt j’ai été attirée par le non-sens du mélange. L’hybridation. Les hétérogènes. Figurer. Défigurer. Ce ne sont plus des formes qui s’analogisent, ce sont des matérialités qui se mélangent. Et moi, au milieu de ce bazar « Qu’est-ce que je fous là ».

Alliage n’est pas alliance.

C’est l’absence de rapports entre les éléments associés qui produit les traits. Introduction de mini fractures. Défiguration de l’objet en train de se constituer. Travailler l’insulte. Dire. Taire. Ne pas se laisser tuer (coudre la bouche, les mains sont coupées).

 4 Occuper un vide étroit

 Ecrire demande la même posture du corps que dessiner. Pourtant agiter des lettres n’a rien à voir avec agiter des lignes. Pour moi, dessiner c’est m’extraire du langage. Dégager. Nettoyer en noircissant. Gommer. Autre manière de rater. Repenser le « Rater mieux » de Becket. Occuper un vide étroit. Occuper un espace de non-savoir. Avancer dans l’ignorance ou plutôt travailler à la retrouver.

Donner peut-être une place au silence mais pas celui (encore un peu trop métaphysique) du poème, cette ligne de flottaison magistrale (trop) Mallarmé/Reverdy (le coup de dé c’est sûr n’en finira pas de retomber, les meilleurs héritiers seront les bâtards) plutôt celui d’un après-Rire, un silence lessivé par le passage du rire, celui-là même que le poème évite comme la peste et que Artaud désignait dans sa formule «Ce qui importe ce n’est pas de savoir comment être, mais comment bien faire caca » et c’est à l’interstice de ce « bien faire caca » que se glisse la série de dessins appelés « MESANGES » ceux là même qui  dans ce « toutattaché » que j’aime (cf. »écriredessiner ») portent ce nom, oui, d’oiseaux vivants et qui chient, noires, azurées, boréales ou lugubres les mésanges non farouches parfois audacieuses nichent dans une cavité et s’assemblent en hiver en bandes plurispécifiques.

 5 L’appareil est changeant

 Mesanges ne sont pas écrits. Ils sont légendés et l’appareil est changeant. Il leur machine un sexe plus commode que les nôtres. Mes anges sont des créatures insouciantes. Des preuves de leur existence. « Abstraction des bêtes » pourrait être leur nom. Ils parlent d’un amour qui est au delà de l’ardeur. Et ils parlent des cœurs. Ils font cuire les cœurs. C’est une forme neuve du commentaire. Et nous sommes chacun à nous-mêmes nos propres fantômes.  Car les fantômes nous habitent et on pourrait presque dire qu’ils sont ce que nous sommes et qu’ainsi nos existences ne sont que de simples réceptacles. « EcrireDessinre » est une manière d’apprendre cette chose. Me l’apprendre à moi-même qui ai tellement de mal à l’entendre. Décrasser le tuyau de l’écoute. Y verser le liquide nécessaire. Car ce sont toujours leurs noms que l’on porte.

Eulalie par exemple, et son corps dépecé sur la neige. Ou celui-là pendu par les pouces et que les oiseaux dévorent.

Chacun a une odeur. Chaque odeur porte sa couleur.

L’un disant

n  « Faites moi un singe »

L’autre

n  « Pourquoi l’as-tu jeté ? »

 Les dessins que je jette dans le vide (hauts d’immeubles, ponts, cols etc…) deviennent « cavaliers d’air » ou « cavaliers d’eau ».

Ils alimentent, par cette action, le vivant des dessins non jetés. Ceux accumulés dans des boites, conservés dans des carnets. Les plus vivants envahiront mes livres. Serviront de nourriture aux lignes comme aux lettres. Car mes livres sont des boites. Comme mes dessins sont mes dessous.